LUCIE FRIBOURG née ACH, par Henry Fribourg,
son petit-fils
Lucie Fribourg, arrêtée à Bugeat le 6 avril 1944, et son
époux Albert, qui est mort à Bugeat en 1943.
(Image publiée dans l’ouvrage « One day in France.
Tragedy and betrayal in an occupied village », écrit par Jean-Marie
Borzeix, traduit par Gay McAuley, publié en 2016 par I.B. Tauris à Londres et
New-York. Cette édition de 2016 est la version, traduite en anglais, de
l’ouvrage « Jeudi Saint », écrit par Jean-Marie Borzeix, publié en
2008 par les Editions Stock, à Paris).
On
découvre ci-dessous un texte dont Henry Fribourg est l’auteur, et ce texte est
intitulé « LUCIE FRIBOURG née ACH ». Lucie Fribourg est arrêtée à
Bugeat, en Corrèze, par des soldats allemands, le 6 avril 1944, au motif
qu’elle est juive, comme sont arrêtées d’autres personnes, le même jour, dans
les mêmes conditions. Henry est le petit-fils de Lucie Fribourg, et, à travers
les mots et les phrases de son texte, on perçoit plusieurs thèmes, comme dans
une pièce de musique ; ce texte a pu voir le jour grâce à Henry Fribourg,
qui, sollicité par Josiane et Pierre Gandois qui lui doivent de grands
remerciements, a bien voulu faire ce travail difficile visant à mettre en œuvre
la « mémoire perdue, puis retrouvée ».
On
entend, ici, la stupéfaction de victimes des persécutions, et de leurs
familles, devant les traitements cruels infligés par les allemands, qui sont
activement aidés par le gouvernement de Pétain et de Laval, beaucoup de ces
victimes étant françaises, et se voyant pourchassées par des français. On
entend, ici, également, la révolte face à l’implication des autorités
françaises, du gouvernement, de l’administration, dans la « chasse aux
Juifs ». On entend, ici, enfin, l’amertume ressentie en pensant à ces
situations où les réfugiés juifs se sont sentis abandonnés, sur ces terres qui
les avaient accueillies, comme cela a été le cas, le 6 avril 1944, à Bugeat, où
onze d’entre eux ont été arrêtés, pour être déportés.
Je suis Henry August Fribourg, et Lucie Fribourg née Ach était ma
grand-mère paternelle. Elle naquit le 17 juillet 1873 à Boulay (Moselle)
lorsque la Lorraine subissait l’occupation prussienne imposée après la guerre
de 1870-1871. Je ne sais pas exactement quand elle s’échappa de sa province
natale pour se réfugier en France, mais c’est à La Ferté-sous-Jarre qu’elle
épousa Albert Fribourg, mon grand-père, lorsqu’elle avait vingt-quatre ans. Et
malheureusement, ma grand-mère Lucie finit ses jours soit durant le trajet du
convoi 72 qui emmenait ses wagons à bestiaux SNCF du camp de Drancy au camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau, soit immédiatement à
l’arrivée.
LES FRIBOURG, VENUS D’ALLEMAGNE, ET FRANCAIS
DEPUIS LA REVOLUTION
Ayan
effectué des recherches généalogiques, je sais que Tsadoq Fribourg, mon
septième arrière-grand-père, fut le premier de ma famille à habiter la
Lorraine, ayant immigré quelque temps avant 1641, pendant la Guerre de Trente
Ans, venant de Friedberg (Hesse) en Allemagne pour s’installer à Niedervisse
(Moselle), à une vingtaine de kilomètres de Boulay. Tsadoq épousa Calgen
Quételon Wolff en 1695 et le couple eut six fils, dont le quatrième, Kauffman (Marchand)
Isaac Fribourg, fut mon aïeul, né à Erstroff en 1782. Il acquit la citoyenneté
française en 1792, quand elle fut donnée par le gouvernement révolutionnaire à
tous les israélites résidant en France. C’est en effet la France, parmi tous
les états européens, qui fut le premier état moderne à permettre à ses
habitants israélites de devenir citoyens de leur pays de résidence.
Caïn
Fribourg, mon arrière-grand-père, fut le dernier de mes aïeux à être né à
Erstroff, car son fils Albert Fribourg naquit à Paris en 1865, démontrant ainsi
que la famille avait quitté la Lorraine dès le début de l’occupation par les
barbares de l’est.
J’ai
bien connu mon grand-père Albert. C’est lui qui souvent m’emmenait marcher dans
la forêt de Fontainebleau lorsque ma famille allait passer les vacances de
l’avant-guerre dans cette petite ville si charmante, qui n’était pas encore une
banlieue parisienne. En effet, ma famille avait non seulement un appartement
dans le 9e arrondissement à Paris, au 3 rue Paul Escudier, mais
aussi une petite maison de vacances à Fontainebleau, au 97 rue St. Honoré.
C’était toute une expédition pour aller là-bas. Tout d’abord, un taxi pour
aller de la rue Blanche à la Gare de Lyon, puis faire la queue pour acheter
quatre billets de troisième. Quand il faisait chaud dehors, il était difficile
de choisir: si on ouvrait une fenêtre, la température devenait agréable, mais
l’on risquait des cendres dans les yeux provenant de la locomotive à charbon.
Après un trajet d’une heure environ, on descendait du train à Avon, toute
petite ville au bord de la Seine. Sortant de la gare, on devait alors monter
dans le tramway électrique qui allait nous emmener les sept ou huit kilomètres
jusqu’à l’église de la paroisse. Une petite marche ensuite nous amenait à notre
maison, où il fallait aussitôt ou bien ouvrir toutes les fenêtres pour aérer en
été ou bien faire un feu dans la chaudière à la cave.
Albert
et Lucie Fribourg avait un très bel appartement au 6e étage du
116 rue de la Folie Méricourt. J’aimais bien leur rendre visite, car le balcon
qui entourait tout l’appartement me permettait de surveiller les péniches qui
s’acheminaient lentement tout en bas de là dans le canal qui raccourcissait la
traversée de la capitale. Ma grand-mère Lucie, très jolie lors de sa jeunesse,
était mince et toujours très bien habillée. Sa mère, mon arrière-grand-mère
Ernestine «Nounoute» Rosenwald, que j’ai bien connue, est décédée en 1935,
lorsqu’elle avait quatre-vingt-sept ans et j’en avais six. Elle était
originaire de Sarre-Union (Bas-Rhin) et avait épousé Auguste Ach en 1873. Je
porte comme deuxième prénom le nom de cet arrière-grand-père, qui
possédait d’énormes moustaches depuis qu’il avait été un grenadier dans l’armée
de Napoléon III.
Mon premier prénom provient de mon autre arrière-grand-père, Henry
Caïn (Caen) Fribourg, né à Erstroff en 1837, qui avait lui aussi quitté la
Lorraine dès l’occupation prussienne pour s’établir sur le versant nord de la
butte de Montmartre et fonder une manufacture de chaussures où il avait
quelques cinq employés. Il était le deuxième arrière-petit-fils de Tsadoq
Fribourg.
J’ai voulu écrire cette petite généalogie abrégée pour démontrer
aux lecteurs que la citoyenneté française de ma famille remonte à plusieurs siècles,
en fait, si je suis les descendances par les femmes, je peux remonter jusqu’à
Rabbi Shlomo Yitshaki mieux connu par son acronyme de Rashi, né en 1040 à
Troyes (Aube). Je pourrais aussi citer les noms des 58 hommes de ma famille qui
ont donné leur vie pour leur patrie: un pendant la Révolution, un comme soldat
de Napoléon, un autre en Indochine, enfin quarante-et-un pendant la Grande
Guerre, et quatorze entre 1939 et 1945.
Par conséquent toute cette histoire explique pourquoi le meilleur
jour de ma vie fut le 18 juin 1951, lorsque ayant fui l’Europe avec ma famille
la première semaine de 1942, juste quelques jours avant que les frontières ne
soient fermées, et ayant résidé plus de cinq ans aux Etats-Unis d’Amérique au
titre d’immigrant légal, j’ai obtenu la citoyenneté américaine. Je m’en
explique. Comme enfant, je chantais la Marseillaise comme tous mes camarades
d’école et de louveteaux, et je savais que j’étais français. Mais dès la prise
de pouvoir de Pétain et de ses agitateurs ou aides antisémites comme Jean
Giraudoux, Charles Maurras, Xavier Vallat, Darquier de Pellepoix, Pierre Laval,
l’Amiral François Darlan, le Secrétaire Général de la Police René Bousquet, et
la Milice, la chasse aux Juifs sous le gouvernement de Vichy me fit
reconsidérer mon patriotisme. Evidemment, la plupart des mesures xénophobes
prises par Vichy visaient surtout les juifs étrangers qui avaient pu s’échapper
de l’Allemagne et des pays d’Europe Centrale. Cependant, cela n’explique pas
pourquoi deux maisons à Fontainebleau et un bel appartement à Paris furent
volés par le gouvernement français, vendus aux enchères, et ma famille, ayant
revendiqué ses droits, n’a pu obtenir aucune compensation.
Mais je me rappelle encore le récit de mon père, ancien combattant
qui, en quinze jours en juin 1940, avait marché sans arrêt d’Amiens à la
Corrèze pour ne pas devenir prisonnier des Boches qui, comme juif, l’auraient
probablement zigouillé. Sa défaite, et celle de la France et de son armée,
soi-disant invincible, provenait des généraux qui insistaient qu’ils étaient
prêts, alors qu’ils avaient envoyé mon père et ses camarades combattre les
chars Panzers avec des canons hippomobiles de 75 mm – les obus ne pouvaient pas
percer le blindage des chars allemands.
Je le vois aussi, assis à la table de la cuisine dans
l’appartement où nous étions réfugiés à Nîmes, remplir le questionnaire prévu
par le Statut des Juifs d’octobre 1940, pour pouvoir le soumettre à temps au
Commissariat Général des Affaires Juives, ne pouvant pas imaginer que ce
document deviendrait le permis de chasse visant sa famille. Pourquoi faire
cela, me demandais-je, ne sommes-nous pas des Français comme tous les autres?
Mais Vichy ne le voyait pas ainsi! Et c’est pour cela que l’un des soldats
allemands désignés pour arrêter des Juifs, guidé par le garde-champêtre de
Bugeat, le Jeudi Saint de 1944, arrête ma grand-mère Lucie, âgée de
soixante-et-onze ans, à la porte de la chambre qu’elle louait chez Mme Germaine
Manchon à Bugeat (Corrèze), où elle s’était réfugiée après l’occupation totale
de novembre 1942. Ensuite, ils l’emmènent debout avec d’autres malheureux, dans
un camion à ciel ouvert jusqu’à Limoges, la jettent dans une prison pour trois
jours, avant de l’expédier dans un wagon à bestiaux SNCF avec, pour
destination, Drancy.
Je sais que la plus grande part des Français, lorsque Vichy et
Pétain régnaient, ne se sont pas soulevé pour combattre ni les bureaucrates
français ni les autorités d’occupation allemandes. Il existe un mythe insistant
selon lequel non seulement le maquis rassemblait des milliers de résistants
gaullistes ou communistes, mais aussi que la population générale les aidait et
cachait ceux recherchés par la police, incluant parmi ces derniers les
Israélites. En fait, l’histoire nous apprend que les résistants n’étaient pas
si nombreux, peut-être rassemblant dix à quinze pour cent de la population au
maximum, et que la grande majorité des occupés restait la bouche fermée
derrière leurs portes closes.
Mais il faut reconnaitre qu’un certain nombre ont hébergé, et même
caché, des maquisards et aussi des Juifs. Parmi ces derniers je compte mes
grands-parents résidant à Bugeat chez M. et Mme Manchon. Evidemment, après que
mon grand-père, ancien capitaine d’infanterie dans l’armée française, soit
décédé de pneumonie en novembre 1943, ma grand-mère continua à habiter chez les
Manchon. J’ignore comment la police sut que cette israélite française de
soixante-et-onze ans habitait à Bugeat, n’était pas cachée et devait être
arrêtée pour une cargaison destinée aux fours de Eichmann.
Pour terminer ce petit récit, je désire reconnaitre l’initiative
de MM. Jean-Marie Borzeix, auteur du livre «Jeudi Saint» et du Maire Pierre
Fournet, tous les deux nés à Bugeat après la guerre qui, en 2003, firent ériger
sur le mur extérieur de la Mairie de Bugeat, une plaque commémorative en
souvenir des Israélites arrêtés dans leur ville natale pour être expédiés à
Auschwitz-Birkenau. Mon épouse et moi, ainsi que les descendants d’autres
personnes qui furent arrêtées, eurent donc le plaisir, le 13 juillet 2003, de
participer au dévoilement de la plaque comme invités de la ville. Ce fut une
bonne suite au cauchemar de cinquante ans plus tôt !
Henry
A. Fribourg,
Ph.D.
Professor
Emeritus of Crop Ecology
University
of Tennessee
Tennessee